La santé publique offre une place de plus en plus importante aux questions de sexualité. Malgré la naissance du concept de "santé sexuelle" par l'OMS en 1975, les infirmières se sentent pourtant démunies lorsqu'elles y font face lors de situations de soins. Comment appréhender les questions de santé sexuelle dans ces contextes ?
La sexualité, domaine d'enseignement absent de la formation infirmière
Dans la relation de soins, la question de la sexualité se pose lorsque le corps est impliqué. En France, alors que la formation initiale prépare les futures infirmières aux notions de corps, d’intimité et de pudeur, les contenus pédagogiques portés sur la sexualité se font rares. La littérature professionnelle et scientifique, la réglementation et les recommandations officielles de la profession infirmière peinent encore beaucoup à évoquer ce domaine.
Point important : sur plus de 600.000 infirmiers et infirmières en France métropolitaine, 87% sont des femmes. Cette profession se voulant « féminine » reste plus que jamais influencée par le genre, marquée par le poids de son histoire, divisée entre l’image du dévouement féminin aux origines religieuses et l’image de la figure érotique, illustrée à outrance dans les imaginaires tant populaires que pornographiques.
Robert C. Kolodny, partenaire de l’équipe de sexologues américains Masters & Johson, avait noté que ces stéréotypes représentaient un frein puissant à l’implication des infirmières dans la médecine et la santé sexuelle. Quelle place la sexualité occupe-t-elle dans la pratique de soins et de prévention ? Car après tout, infirmières et infirmiers sont eux aussi des êtres concernés par la sexualité, tant dans leur sphère professionnelle que privée.
Des chercheurs en psychosociologie se sont penchés sur la question pour mettre en lumière les pratiques et les contradictions actuelles. Face aux différentes situations vécues, les infirmières se voient démunies mais obligées de répondre de façon professionnelle. La notion d’érotisation de la relation de soin est désignée pour s’intéresser non pas seulement à l’activité sexuelle et aux difficultés liées aux maladies, mais aussi à l’histoire de l personne, à ses ressentis émotionnels, ses besoins, ses désirs et ses fantasmes ; la sexualité ne pouvant se réduire à la reproduction et à l’identité et la fonction sexuelles. L’histoire personnelle, les intérêts intellectuels/idéologiques, la curiosité professionnelle et les formations dispensées aideraient pour en parler de façon plus aisée.
Dans l’activité professionnelle, la sexualité s’impose souvent dans les relations de soin de façon inattendue, au détour des situations les plus banales. Au-delà de son importance dans les maladies chroniques telles que le cancer, la sexualité n’a pas la même signification pour les hommes et les femmes. Les représentations, les attitudes et les pratiques professionnelles des infirmières sont fortement influencées par la féminisation de la profession. La perception sociale y joue aussi un rôle fondamental : ce fut le cas par exemple lorsque les infirmières étaient nouvellement confrontées au SIDA et à l’arrivée en masse des hommes homosexuels ou usagers de drogues dans les services de soins. Leurs conduites étaient perçues comment immorales et transgressives. Certaines infirmières portaient ces personnes comme responsables, voire coupables d’avoir contracté le VIH, au point d’en refuser leur accès aux soins, de cesser leur activité ou même de changer de service.
S’agissant de sexualité, il est intéressant de comprendre si les situations de soins vécues sont traitées d’un point de vue moral ou personnel, ou d’un point de vue organique, médical et psychologique. Le rôle infirmier étant fondé sur le concept du care, du prendre soin, il est difficile de prendre en compte l’aspect socio-culturel des temps modernes qui valorisent la santé et le bien-être sexuels. L’amélioration de la sexualité est rarement prise en compte dans l’approche holistique du patient. Elle est représentée comme un élément de trop à la relation de soin, sous une forme érotisée très souvent rejetée. Les infirmières la perçoivent sous une forme d’irruption difficilement contrôlable et perturbatrice.
La naissance des concepts de santé et de médecine sexuelles
Le XXème siècle a connu un bousculement certain quant aux évolutions sociétales liées à la sexualité : découverte et diffusion de la pilule contraceptive (années 60), dépathologisation de l’homosexualité, dépénalisation et libéralisation de l’avortement, épidémie du SIDA, la découverte des effets de la papavérine en injection intra-caverneuse, la diffusion du Viagra, etc.
Toutes ces innovations médicales ont donné naissance au concept de « santé sexuelle » par l’OMS en 1975, aux droits sexuels par l’IPPF, et à la World Association for Sexual health (WAS). Entre les découvertes scientifiques et les évolutions juridiques, on parle de révolution sexuelle rendue possible par l’évolution des moeurs. La médecine a connu un changement de posture lorsqu’elle a légitimé les conduites et les relations sexuelles non-reproductives et non-conjugales. L’intérêt pharmaceutique est démontré par la mise sur le marché de traitements pour les troubles du désir sexuel féminin. Mais les médicaments à base de testostérone traitant les troubles du désir sexuel hypo-actif suscitent des controverses sur l’évaluation insuffisante des effets secondaires. Quant aux troubles sexuels masculins tels que les troubles de l’érection, les traitements médicamenteux ont au contraire été rapidement validés par les agences de surveillance sanitaire et mis sur le marché.
Ainsi, les firmes pharmaceutiques poussent les professionnels de santé à intervenir dans le domaine de la sexualité. Le développement des traitements pour la gente féminine est, en France, assez limitée par rapport aux prises en charge des maux masculins qui sont banalisés dans le soin. Ces différences d’évolution pharmaceutique pour les troubles sexuels masculins et féminins révèle l’omniprésence de stéréotypes et de représentations de la sexualité qui attribuent la sexualité féminine à une dimension psychologique, et la sexualité masculine à une dimension biologique qualifiée de besoin irrépressible.